Cours de YOGA à St Maximin la Sainte Baume
Le corps, travaillé par l’ascèse, est donc un espace pour le Soi. Mais de plus, il indique un chemin, celui de l’individuation, il constitue la médiation existentielle nécessaire vers la connaissance métaphysique qui libère. Soumettre le corps au travail de l’intériorité devient alors une grande voie spirituelle : « C’est à l’intérieur du corps où le souffle est entré que ce Soi subtil doit être atteint par la conscience » (9). Divers mythes évoquent l’intérieur, le secret, la quête, et toute une anthropologie du corps « creux », qui s’évide à travers les pratiques du renoncement pour se révéler comme le contenant du divin. L’être humain a été créé avec des ouvertures vers l’extérieur, « c’est pourquoi on voit au-dehors, et non pas en soi-même. Mais un sage a scruté son âme, le regard tourné en lui-même à la recherche de ce qui ne meurt pas » (10). Dans cette rentrée en soi, l’être humain ne s’enferme pas ; au contraire, il bascule dans la dimension cosmique : « Aussi vaste que l’espace qu’embrasse notre regard est cet espace à l’intérieur du cœur [ ] le ciel et la terre y sont réunis, le feu et l’air, le soleil et la lune, l’éclair et les constellations » (11). Comment mieux dire que le corps est médiateur ?
Dans cette culture qui pense l’univers comme un grand corps, on envisage inversement le corps humain comme un cosmos intérieur. Alors, entre le corps du monde et le monde du corps, il y a résonance et réciprocité, comme il y a non-dualité entre le brahman, l’Être universel, et l’âtman, le Soi individuel.
Le corps du yogi
C’est seulement à partir de cet héritage culturel que peut vraiment se comprendre la dimension corporelle dans le yoga, sinon on risque de rabattre cette discipline sur une simple gymnastique. Je voudrais évoquer rapidement ici trois points : la posture, la respiration et la notion d’ascèse.
La posture, tout d’abord. Nous avons pris l’habitude de dire « faire des postures ». Mais âsana est une expérience avant d’être un exercice, elle vise un état. Manière de se poser plutôt que d’agir, « laisser-être » plutôt que « vouloir-faire », ce travail sort du cadre de nos repères communs où le corps est toujours utilisé, instrumentalisé pour un but – quel qu’il soit : performance, santé, efficacité au travail, beauté, etc. A notre grand étonnement, les Yoga sûtras ne décrivent aucune posture ; en réalité, ils se contentent de situer la pratique dans un champ sémantique où la question fondamentale est la réconciliation des dualités inhérentes à la condition humaine. Ils disent seulement âsanam sthirasukham : la posture réalise l’union des opposés, la stabilité et la fluidité, la rigueur et la souplesse,etc. Ils n’abordent aucunement les questions techniques, ils ne prennent pas position sur un objectif d’efficacité qui tendrait à la belle posture, à une expression parfaite du corps. En ce sens, la posture est pure présence à soi-même et elle est la médiation indispensable à travers laquelle cette présence est aussi en relation avec les autres et le cosmos. Bien entendu, on comprend que cela se travaille et qu’en fait les 84.000 (!) postures inventées par les yogis, en particulier tantriques, sont des exercices particuliers qui ont des buts spécifiques, limités – renforcer, assouplir telle région du corps, restaurer telle fonction. Mais on comprend aussi que tout cela n’a de sens qu’en préparation à la posture royale, l’assise « stable et agréable », dans laquelle on est simplement, dépouillé de toute tension vers un but, libre de tout impératif d’amélioration ou de réalisation. C’est bien cela que Patanjali désigne quand il dit âsanam sthirasukham.
Quant à la respiration, elle mérite une réflexion analogue. Son rythme binaire inspir-expir, la communication qu’elle produit naturellement entre intérieur et extérieur en ont fait un merveilleux symptôme de la condition d’être incarné. Le travail du yoga va consister d’abord à la libérer de ses conditionnements affectifs, de sa soumission à l’émotionnel, de l’instabilité du mental. Les Upanishads avaient déjà bien repéré tout l’intérêt de la chose : « Comme un oiseau attaché par un fil vole de droite et de gauche et, ne trouvant nulle part où se poser, finalement se réfugie à l’endroit même où il est lié, de même le mental, après avoir volé de place en place, ne trouvant nulle part ailleurs où se fixer, se réfugie dans le souffle » (
Chândogya VI, 8, 2). Mais ce n’est là qu’une première étape, même si elle est essentielle en ce qu’elle permet la pacification de la conscience et l’accès aux états méditatifs. Ce qui est plus important encore pour le yogi, c’est de découvrir, à travers la fonction respiratoire, la présence du « souffle » (prâna). La respiration réflexe, quand elle devient consciente, permet d’expérimenter que nous sommes traversés, parcourus, animés par le souffle. Cela change tout : au lieu de prendre de l’air, de le garder, nous le recevons et le laissons nous habiter. Nous devenons des instruments de musique, des caisses de résonance : le corps n’est plus rempli, saturé, il s’est laissé évider, creuser, et le souffle peut y circuler. Ce sentiment contemporain rejoint de très vieilles conceptions, que le yoga indien n’a jamais oubliées. Tout à l’heure, je rappelais que le yoga est né dans une culture où le corps du monde et le monde du corps sont conçus comme analogues : avec le souffle, se révèle un continuum du vivant entre les deux. Prâna irrigue de manière invisible l’un et l’autre, le cosmos et le corps humain.« Hommage au souffle
qui régit l’univers entier [ ]Lorsque le souffle a fait pleuvoir
Pour féconder les plantes
Arrosant la vaste terre,
Les troupeaux mugissent de joie [ ]Et les plantes mouillées de pluie,
S’entretiennent avec le souffle :
« tu as étiré notre durée de vie !
tu nous as parfumées ! » [ ]Je te salue, souffle,
Quand tu suscites l’expir ;
Je te salue, souffle,
Au moment de l’inspir [ ]Ce corps qui m’est si cher,
Il est à toi, souffle de vie ! » etc. (12)Remarquons simplement ici que cette découverte se fait dans le corps charnel, ou plutôt à travers celui-ci : là encore, nous rencontrons cette notion de corps médiateur.
Je terminerai par quelques remarques sur l’ascèse du yoga. Le mot « ascèse » charrie avec lui des représentations de maîtrise, de mortification, de violence même qui ne sont pas absentes de certaines formes de yoga en Inde ancienne et contemporaine. Il a déjà une meilleure résonance quand on le rapporte à son étymologie grecque aiskèsis, « l’exercice ». Mais le mot sanskrit nous fait bifurquer vers d’autres pistes qui donnent à voir, encore une fois, non pas l’opposition, mais la mise en perspective entre le corps de chair et le « corps de signes ». Les yogis parlent en effet de
tapas, littéralement la « cuisson » du verbe TAP- « chauffer, cuire », pour désigner leur ascèse. Si nous en avions le temps, il faudrait mettre cela en relation avec le rite védique de confection du corps sacrificiel dont j’ai parlé pour commencer : ce rite s’appelle en effet dîkshâ, qui vient d’un verbe DAH-« cuire » ; mais le sanskrit nous donne aussi pakti, « la maturité (spirituelle) », qui vient de PAC-, « chauffer ». Le travail du yoga échauffe et cuit le corps charnel, il le dessèche peu à peu, lui fait perdre son « humidité », le « réduit », le concentre. C’est pourquoi on dit que les grands yogis n’ont pas besoin d’être incinérés, comme le sont les gens du commun : ils sont déjà « cuits » par le yoga. Or comme le remarque un proverbe populaire – les Indiens ont eu aussi leur La Palisse ! – « ce qui est cuit ne peut plus jamais être cru ».
Tapas veut bien dire d’abord « cuisson », mais il implique aussi une transformation irréversible, créatrice d’un développement, d’une forme, d’une vie nouvelles. C’est un terme profondément polysémique : on le trouve associé à la création du monde par les dieux (du tapas de Prajâpati sort le cosmos) ; à la gestation de l’embryon (abhitap-, « couver ») ; à la cuisine, bien sûr ; à la brûlure du désir, à l’échauffement dans la relation sexuelle (rappelons que la conception d’un enfant mâle est assimilée à un sacrifice) ; aux effets énergétiques des exercices du yogaEn définitive, le corps qui peut être médiateur est celui qui a subi cette cuisson transformante. Seulement, l’opération autrefois accomplie par le rite védique est devenue une sagesse consciente, où les individus sont en position active et développent leur vie spirituelle.
Ysé Tardan-Masquelier – 2007