Ces 5 kosha qui nous enveloppent…
Nous sommes faits un peu comme des matriochkas, ces poupées russes qui s’emboitent les unes dans les autres sauf que nos « enveloppes » (en sanskrit : kosha) sont interdépendantes. Cela change tout…
Si le monde est qualifié d' »irréel » (cf. l’advaïta-vedanta), ce même monde, dans le relatif, existe bel et bien. Issue de l’absolu, la création s’est progressivement matérialisée, s’incarnant jusque dans les couches les plus denses de la matière. La manifestation[1] est donc présente partout, des niveaux les plus subtils aux niveaux les plus grossiers (terme non péjoratif). Les humains que nous sommes ne font pas exception à cette manifestation et, dès lors, possèdent en eux plusieurs plans (ou « niveaux ») d’existence de qualité variable. Pour être plus simple, nous pourrions dire que chaque être humain est composé de plusieurs « corps » qui s’emboitent les uns les autres et dont la nature est différente, allant du plus dense au plus impalpable.
La Taittiriya Upanishad[2], dans sa deuxième partie, décrit ce qui constitue l’homme, du plus matériel au plus spirituel et examine ces kosha, ces « emboitements », ces « enveloppes »[3]« entourant » l’âme individuelle (atman). Elle en distingue cinq, dont l’ensemble constitue chacun d’entre nous, un peu comme des poupées russes dont les parois incertaines communiquant entre elles, ne seraient pas des cloisons rigides mais des couches poreuses.
Ces « enveloppes » dérobent à notre perception l’identité de brahman (= le Divin, l’Absolu, le Soi). Pour « réaliser » que ce brahman (présent en nous et alors appelé atman[4]) est notre seule et véritable nature, il convient d’éliminer peu à peu tout ce qui fait écran à notre conscience et qui procède de l’illusion (mâya)[5] . Dès lors les « enveloppes » ne seront plus séparées les unes des autres : unifiées, elles nous apparaîtront comme apparences faussement multiples d’une seule vraie Réalité. Précisons que chacune d’elles est le support d’un niveau de conscience différent et d’un mode vibratoire particulier. Chacune se rattache à trois « corps » ou « formes » de plus en plus subtiles et constitue une transition entre la précédente et la suivante :
3 « corps » ou « formes » 5 kosha correspondant sthûla-sharîra (niveau corporel) Annamaya-kosha sûkshma-sharira oulinga-sharîra (niveau subtil) Prânamaya-koshaManomaya-kosha Vijnânamaya-kosha
kârana-sharîra (niveau causal) Ânandamaya-kosha Examinons les caractéristiques de chacune de ces enveloppes, de la plus superficielle à la plus intérieure :
Annamaya-kosha, l’enveloppe de nourriture, le corps physique.
» [De la nourriture naquit] l’homme. Cet homme, tel que nous le connaissons, est véritablement un produit de l’essence de cette nourriture. » (II,1,1)
Il s’agit là de l’enveloppe corporelle physique, dense, mesurable, constituée des éléments qu’on trouve également dans la nature.
Prânamaya-kosha, le corps énergétique, à l’intérieur du précédent.
« … différent de ce soi qui consiste en l’essence de la nourriture, bien que situé à l’intérieur de la gaine de celui-ci, se trouve un autre soi intérieur qui, lui, est fait de souffle, d’énergie vitale. » (II, 2, 1)
Ce revêtement est en lien avec le corps physique. C’est la gaine de la force vitale provenant du souffle vital (prâna) qui circule dans les nadi, l’énergie qui meut le corps, pousse à agir. En constante résonnance avec les énergies émanant de l’environnement immédiat (personnes, lieux, objets…), le corps prânique protège le corps physique en lui transmettant l’énergie dont il a besoin pour bien fonctionner. Tout ce que nous appelons « vivant », les plantes et les animaux possèdent ce revêtement.
Manomaya-kosha, l’enveloppe mentale.
« … différente de ce soi qui consiste en l’essence de l’énergie vitale, bien que situé à l’intérieur de la gaine de celui-ci, se trouve un autre soi intérieur qui, lui, est fait de conscience, de matière mentale, manas… » (II, 3, 1)
Ce « lieu » est celui des émotions, des sentiments (toujours contradictoires : j’aime – je n’aime pas), des mémoires (chitta) qui agissent sur les sens. Agités par les peurs, le doute et les désirs, ce que nous percevons à ce niveau est faussé car très subjectif. Plus ce champ relationnel sera équilibré, plus les vibrations émises sont bien reçues par autrui et donc apaisantes. A contrario, si nous sommes gonflés de colères plus ou moins refoulées, les autres s’éloignent de notre champ énergétique.
Vijnânamaya-kosha, l’enveloppe d’intelligence, de connaissance supérieure.
« … différent de ce soi qui consiste en l’essence de la matière mentale, bien que situé à l’intérieur de la gaine de celui-ci, se trouve un autre soi intérieur qui, lui, est fait d’intellect, de connaissance valide, vijnâna. » (II, 4, 1)
Reflet de l’Intelligence absolue (chit), capable de discriminer le vrai du faux par une prise de conscience supérieure ou par l’intuition, cette enveloppe renferme ahamkara (principe d’individuation) et buddhi (intelligence supérieure, faculté permettant l’éveil). Si l’ego manipule le mental pour satisfaire ses besoins, buddhi transcende ce même mental et permet le discernement. C’est le premier pas vers l’éveil (donc la fin de la tyrannie de l’ego), la découverte du vrai Moi et de son identité avec le Soi suprême. L’intensification de ce champ vibratoire est ouverture au monde suprasensible : elle transforme le sujet et ceux qui l’entourent.
Ânandamaya-kosha, l’enveloppe de félicité.
« … différent de ce soi qui consiste en l’essence de l’intellect, bien que situé à l’intérieur de la gaine de celui-ci, se trouve un autre soi intérieur qui, lui, est fait de félicité, ânanda. » (II,5,1)
A ce niveau, nous accédons au corps de béatitude, supérieur à tous les conditionnements. Le sujet se sent alors partie intégrante et non séparée de la création. Il acquiert une qualité d’être qui lui permet de guider les autres et de les inciter à abandonner leurs limitations égocentriques. Proche du Divin, non affecté, il reste néanmoins contenu dans la manifestation formelle : le sage qui veut atteindre la Libération doit renoncer à ce corps de félicité – et au désir même de franchir ce dernier seuil…
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La lumière du Soi, même si nous ne la percevons pas, est présente dans ces cinq gaines et non seulement dans la dernière. Insistons sur le fait qu’elles ne sont pas étanches et communiquent en s’interpénétrant. Leurs vibrations, de fréquences plus ou moins subtiles, peuvent entrer en harmonie. C’est ainsi qu’une sensation purement physique peut vibrer à d’autres niveaux et nous amener au seuil d’une « enveloppe » moins « grossière » que celle du corps matériel, car – nous l’avons déjà dit – ces enveloppes sont aussi des « niveaux de conscience ». Dès lors, il est patent que, par elles, nous sommes aussi mis en relation avec les enveloppes des êtres qui nous entourent et avec qui nous communiquons à des niveaux différents, de manière plus ou moins consciente.
Et en pratique ?
L’atman est comme englué dans ces fourreaux par les identifications qui me font croire que je « suis » ce que j' »ai »… C’est ainsi que, sans cesse, non seulement dans ce que je dis mais ce que je sens, je m’identifie…
– … à mon corps, à son bien-être, à sa souffrance, à ses apparences (« Je suis gros, bronzé, laid… »).Annamaya-kosha me retient prisonnier.
– … à l’agitation incessante ou à la passivité qui me caractérisent, à l’énergie qui m’anime (ou non), à mes sensations sans cesse variables (« Je suis affamé », « Je suis en forme »…) Prânamaya-kosha me retient prisonnier.
– … aux sentiments fluctuants (« Je suis enthousiaste, déprimé, impatient »…), aux émotions perturbantes, aux désirs incessants : acheter une maison, séduire ma voisine… Manomaya-koshame retient prisonnier. Tant que mon mental n’arrive pas à faire silence, tant que les souvenirs remontent en moi – y compris, bien sûr, les pulsions inconscientes, tant que cette machine à produire de l’émotion, des regrets et des projets fonctionne, je lui suis soumis. Je suis constamment en réaction (alors que je me crois dans l' »action »)
Et puis je m’approche de Vijnânamaya-kosha qui m’aide à percevoir ces trois prisons et à me libérer de leur pouvoir… Si j’ai vraiment accédé à ce niveau, je peux faire cesser les « fluctuations du mental » (donc le cours des pensées) ; je ne m’identifie plus aux émotions, aux peurs. Je deviens témoin : j’observe ce qui se passe en moi sans en être affecté. Je vois enfin ce qui « est » et non ce que je projette… Certes, j’aurai aussi à me libérer de cette enveloppe et de la suivante, la plus subtile, mais en attendant, avoir rejeté les trois premières constitue déjà un immense progrès !
Si j’arrive à me désidentifier, à me « désengager » (A. Desjardins) de l’ensemble, si je ne me limite plus à « être mon corps », à « être mon mental », mon regard traverse ces enveloppes et accède au cœur où brille la Lumière que rien ne fait plus jamais vaciller. C’est la fin des illusions et l’accession à la vérité concernant mon identité : atman – brahman.
L’individu qui « pénètre » la dernière enveloppe connaît le samâhdi, état de conscience supérieur, source d’une béatitude indescriptible. Sans parler de cet état somme toutes assez peu fréquent (que l’on peut cependant avoir expérimenté très fugacement, de façon totalement inattendue), qui n’a pas le souvenir de la joie hors norme éprouvée devant une œuvre d’art, picturale, musicale ou autre ? ou devant un coucher de soleil, un ciel étoilé, etc. ? C’est l’être entier qui est alors submergé et non seulement telle ou telle zone précise de l’être… Il convient donc de se faire attentif à certains signes qui nous aident à nous repérer sur le chemin, à pressentir ce que peut êtrel’atman et sa plénitude…
Que faire alors ?
Ce parcours (très théorique pour l’instant) que nous achevons dans ces dernières lignes peut aboutir à une question : que faire – ou comment faire ? Toutes les traditions offrent des « techniques » et le yoga en particulier. Les postures de yoga vont agir sur le corps physique, les techniques respiratoires sur le corps prânique ; pratiquer le prânâyâma, c’est pouvoir intervenir sur ses émotions (niveau de manomaya-kosha), se libérer peu à peu du petit moi étriqué – et ainsi de suite… Observation de soi, concentration, méditation purifient les corps subtils : les outils sont tous à notre portée ! N’oublions pas que, ces enveloppes étant reliées, travailler à mettre plus d’harmonie dans le corps, c’est aussi travailler à mettre plus d’harmonie dans le mental et à tous les autres niveaux. Tous les exercices en lien avec le yoga (âsanas, prânâyâma, mudras, bandhas) visent à cette « purification ». Mais il convient de développer parallèlement une qualité de conscience toujours plus affinée, plus globale, dégagée des impressions passées, des empreintes psychiques perturbantes, de l’ego et de ses exigences incessantes (y compris des progrès qu’il considère comme un juste retour des efforts accomplis). Il convient avant tout d’observer, autant et aussi souvent qu’on le peut, ce qui se passe en nous, sur les plans physique (sensations corporelles), prânique (respiration), mental (émotions). Observer sans juger, sans refuser. Fixer son attention sans se crisper, sans viser un quelconque dépassement. C’est simple mais nous n’y sommes pas habitués…
Au néophyte choisissant de faire confiance à ses facultés « naturelles » – donc bien souvent à ses ressources de pure volonté – nous formulerons une mise en garde : pour dépasser nos limites (physiques, énergétiques, mentales…) il convient d’abord de les accepter. On est libre de ce qu’on accepte, prisonniersde ce qu’on refuse. Refuser les limitations de son corps (trop raide, pas assez beau, etc.), de son mental (paresseux, etc.), c’est se crisper, rendre les kosha hermétiques, empêcher la circulation d’énergie entre eux. En revanche, accepter son corps et ses limitations, physiques mais aussi mentales, permet d’entrer dans un état de détente, donc d’accéder au deuxième fourreau (prânamaya-kosha), lié au corps subtil.
Unifier le corps, le cœur et la tête, cela peut nous mener, sinon vers la Libération, en tout cas vers l’exercice de cette liberté rare à laquelle chacun de nous peut prétendre sans être exagérément optimiste.
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